Salvador Dalí, “One of the first objections...”
Dans le premier numéro de 1952, consacré au Christ de Salvador Dalí, The Scottish Art Review publie une lettre dans laquelle l’artiste évoque ce tableau, récemment acquis par la mairie de Glasgow. Devant la curiosité suscitée par cet achat, l’éditeur juge important de faire paraître le texte de Dalí qui, en anglais, commence ainsi : “One of the first objections...”[1].
“La position du Christ -angle de vision et inclinaison de la tête- a provoqué une des premières objections à cette peinture. Du point de vue religieux, cette objection ne tient pas, puisque mon tableau a été inspiré par le dessin où saint Jean de-la-Croix lui-même a représenté la Crucifixion. A mon avis, ce dessin -le seule que ce saint ait jamais exécuté- a dû être fait à la suite d’une extase. Ce dessin m’a tellement impressionné, la première fois que je l’ai vu, que plus tard, en Californie, j’ai vu en rêve le Christ dans la même position, mais dans le paysage de Port Lligat, et j’ai entendu des voix qui me disaient : “Dalí, il faut que tu peignes ce Christ”. J’ai commencé à peindre dès le lendemain. Jusqu’au au moment précis où j’ai commencé la composition, j’avais l’intention d’y inclure tous les attributs de la Crucifixion - clous, couronne d’épines, etc. - et de transformer le sang en œillets rouges accrochés aux mains et aux pieds, avec trois fleurs de jasmin jaillissant de la blessure du flanc. Ces fleurs auraient été exécutées à la manière ascétique de Zurbarán. Mais juste avant que j’achève mon tableau, un deuxième rêve a changé tout cela, ainsi, peut-être, que l’influence d’un proverbe espagnol qui dit : “A mauvais Christ, trop de sang”. Dans ce deuxième rêve, j’ai revu mon tableau sans les attributs anecdotiques : rien que la beauté métaphysique du Christ-Dieu. J’avais aussi eu d’abord l’intention de prendre comme modèles, pour le fond, les pêcheurs de Port Lligat, mais dans ce rêve, à la place des pêcheurs de Port Lligat, apparaissait, dans un bateau, un personnage de paysan français peint par Le Nain, dont le visage seul avait été changé à la ressemblance d’un pêcheur de Port Lligat. Le pêcheur, vu de dos, avait cependant une silhouette vélasquezienne.
Mon ambition esthétique, dans ce tableau, était complètement à l’opposé de tous les Christs peints par la plupart des peintres modernes, qui l’ont interprété dans le sens expressionniste et contorsionniste, provoquant ainsi l’émotion par la laideur. Ma préoccupation principale était de peindre un Christ beau comme le Dieu qu’il est. Pour “Christ de saint Jean-de-la-Croix ”, j’ai employé la même technique et la même texture artistique que pour la “Corbeille de pain”, qui, même à l’époque, représentait l’Eucharistie pour moi, de façon plus ou moins inconsciente. La construction géométrique de la toile, en particulier le triangle dans lequel le Christ est inscrit, a été obtenue à partir des lois de la Divine Proporzione, de Lucca Paccioli [sic] ”[2].
La mystique nucléaire
Dans les années 30, Dalí est l’une des figures majeures du surréalisme, un mouvement artistique qu’il rejoint en 1929, nourri, entre autres, des théories de Freud et des découvertes fondamentales dans le domaine des sciences physiques. Mais au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’attitude des surréalistes à l’égard des progrès technologiques change du tout au tout. Au contraire de Breton, Dalí, lui, vante les vertus de la physique nucléaire, considérant qu’elle lui ouvre les portes d’un monde mystérieux et inconnu, d’une nouvelle dimension entre la réalité et la matière.
Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, Dalí et Gala partent s’installer aux États-Unis, où ils resteront huit ans, jusqu’à leur retour à Portlligat à l’été 1948. C’est une période d’incertitude et de changement, les événements historiques du milieu du XXe siècle ayant durement éprouvé les mentalités européennes. À la fin des années 40, Dalí est lui aussi en train de repenser et de reformuler sa philosophie : désormais, il s’intéresse à Freud, mais aussi à la physique nucléaire et à la Renaissance italienne. La désintégration et la discontinuité de la matière font partie du vocabulaire de nombre de tableaux peints dans les années 40, fruits de ses lectures sur la structure de l’atome. Dans le même temps, il intègre peu à peu des éléments religieux, comme des Vierges à l’Enfant ou des Crucifixions.
Cet intérêt nouveau pour la spiritualité et le mysticisme ne doit pas être compris comme une réaction à la période qui précède. Dalí connaît bien les poètes mystiques espagnols (Thérèse d’Avila et Jean de la Croix) et les grands maîtres de la Renaissance italienne. Ceci allié à son intérêt pour les découvertes scientifiques, notamment dans le domaine de l’énergie atomique et de la physique nucléaire, il en vient à déclarer : “ La crise paroxystique du mysticisme dalinien est avant tout fondée sur le progrès des sciences particulières de notre temps, plus précisément sur la physique quantique”[3] ; ou encore : “J’entends me tourner vers le classicisme de la Renaissance pour donner une formule éternelle aux idées nouvelles, qui se divisent en deux groupes : l’iconographie de l’inconscient, ce que j’ai montré au monde jusqu’à présent, et la peinture comme concept d’une cosmogonie universelle. Aujourd’hui, la physique a tout chamboulé et un peintre doit savoir. Le peintre ne peut pas être un âne. Pacioli avait enseigné tous les secrets de la physique et de la géométrie à Piero della Francesca”[4].
C’est le début d’une nouvelle période de création que l’artiste appelle “mystico-nucléaire” et qu’il défend dans le cadre de conférences - “Parce que je fus sacrilège, parce que je suis mystique”(1950)[5], et “Picasso et moi” (1951)[6] -, et dans Manifeste mystique (1951)[7].
Carme Ruiz
Le Manifeste mystique
Le texte revient sur les postulats de la mécanique quantique et, plus précisément, sur tout ce qui a trait à la désintégration de la matière. Il est accompagné de plusieurs illustrations qui témoignent de l’intérêt que Dalí porte alors à la science et aux thèmes religieux, parmi lesquelles deux eaux-fortes représentant le Christ sur la Croix, à la façon du tableau Le Christ.
Le Manifeste s’ouvre sur cette affirmation : “En mille neuf cent cinquante et un, les choses les plus subversives qui peuvent arriver à un ex-surréaliste sont deux : premièrement, devenir mystique et deuxièmement, savoir dessiner ; ces deux formes de vigueur viennent de m’arriver ensemble et en même temps à moi”. La physique nucléaire définit l’extase mystique qui, pour Dalí, est ““super-gaie”, explosive, désintégrée, supersonique, ondulatoire et corpusculaire, ultra-gélatineuse, car c’est l’éclosion esthétique du maximum de bonheur paradisiaque que l’être humain puisse avoir sur la terre”[8].
Ce texte est une déclaration de principe. L’artiste y justifie la présence, dans ses œuvres, de faits nouveaux : l’apparition des thèmes religieux, le recourt à la divine proportion et l’intérêt pour la Renaissance italienne, né du désir de devenir classique; un classique qui cherche la transcendance et utilise pour cela des concepts scientifiques, comme celui de dualité onde-corpuscule, d’intégration ou encore de désintégration de la matière, qu’il intègre à son nouveau discours artistique.
Dalí ambitionne de devenir un classique mais aussi le “sauveur”[9] de la peinture moderne, par une approche mystique, désormais tournée vers les thèmes religieux. A cet égard, il déclare que son nouveau royaume est celui de l’âme et que le seul espoir du genre humain réside dans la religion et l’amour de Dieu. Il aborde alors l’un des thèmes clés du christianisme : la Crucifixion de Jésus, le sauveur de l’humanité. Inspiré de Jean de la Croix, ce tableau marque le point d’orgue d’une période de transformation et l’apogée de l’ambition de l’artiste. Considérant (à cette époque) que la religion et la physique sont des questions d’importance vitale, il déclare : “Je peins en état d’explosion perpétuelle. Du point de vue scientifique, l’explosion atomique a le pouvoir d’approcher le vrai mystère de la vie”[10]. C’est ainsi qu’il met fin à sa période surréaliste.
Carme Ruiz
Dalí et ses modèles
Quand on parle des modèles et références qui, du point de vue technique et stylistique, ont conduit Salvador Dalí à peindre Le Christ, il convient d’évoquer les peintres espagnols Alonso Cano, Francisco de Goya, Francisco de Zurbarán et, surtout, Diego Velázquez. Figure majeure de la peinture baroque espagnole, Velázquez a toujours habité l’œuvre de l’artiste surréaliste. Dalí évoque d’ailleurs ce souvenir : “Enfant[...], la nuit venue, je ne pouvais traverser la chambre de mes parents, à cause du portrait de ce frère et de la reproduction du Christ de Velázquez”[11]; un tableau qu’il a dû observer pendant des heures lors de ses visites au musée du Prado, quand il était étudiant à Madrid.
Suivant l’exemple de Velázquez, Salvador Dalí entend réaliser une œuvre foncièrement différente de celles de ses contemporains, en présentant un Christ digne, serein, sans visage ni marque de blessure, vu depuis une perspective singulière.
Chez certains des peintres cités précédemment comme dans la plupart des représentations de l’histoire de l’art, la figure du Christ répond à un modèle : ils montrent un Christ en souffrance, dont on voit le visage, coiffé de la couronne d’épines et les mains et les pieds percés de clous, car il s’agit d’impressionner le spectateur.
“C'est parce que je suis passé par le cubisme et le surréalisme que mon Christ ne ressemble pas aux autres Christ, sans cesser d'être classique. Je crois qu'il est en même temps le moins expressionniste de tous ceux qui ont été peints actuellement. C'est un Christ beau, comme Dieu, qu'il est”[12].
Pour donner forme à cette idée, il cherche un modèle qui incarnerait le summum de la beauté apollinienne. Grâce à la relation amicale et professionnelle qu’il entretient avec Jack Warner, directeur de la célèbre Warner Bros, Dalí entre en contact avec celui qui sera le modèle du Christ, le gymnaste et acteur de films d’action californien Russ Saunders, qui fut aussi cascadeur et doublure dans des films comme Les Trois Mousquetaires (1948) ou Chantons sous la pluie (1952).
Pour les esquisses préparatoires de nus, Dalí utilisait souvent des photos, qui lui servaient d’outils pour l’exécution de ses œuvres. Des négatifs inédits marqués du cachet de Weiman & Lester, conservés aux archives de la Fundació Gala-Salvador Dalí, permettent de mieux comprendre comment peintre et modèle ont travaillé pour donner forme à l’idée de l’artiste. Ces négatifs nous ont aussi appris qu’un autre modèle avait participé aux séances.
Rosa Maria Maurell
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Salvador Dalí, “A letter from Salvador Dalí”, The Scottish Art Review, vol. IV, n° 1, 1952, Glasgow, p. 5.
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Salvador Dalí, “One of my first objections...”. Dans Salvador Dalí : une rétrospective, 1920-1980, Centre Georges Pompidou, Paris, 1980, p. 376.
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Traduit de : “Use Dictionary to Figure Dali’s Theory”, Capital Journal, 20/06/1951, Salem.
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Traduit de : “Salvador Dalí”, El Correo Catalán, 05/12/1948, Barcelone.
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Conférence prononcée par Salvador Dalí à l’Ateneu Barcelonès le 30 octobre 1950.
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Conférence prononcée par Salvador Dalí au Teatro María Guerrero de Madrid le 11 novembre 1951.
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Salvador Dalí, Manifeste mystique, Robert J. Godet, Paris, 1951.
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Salvador Dalí, Manifeste mystique, Robert J. Godet, Paris, 1951, p. 17.
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En castillan, “Salvador” signifie “sauveur”.
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Traduit de : “Surrealism Ended, Says Artist Dalí”, Post, 03/12/1951, Houston.
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Salvador Dalí, Louis Pauwels, Les passions selon Dalí, Denoël, Paris, 1968, p. 85-86.
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Salvador Dalí, “Picasso et moi” (1951). Dans : Oui 2, l’archangélisme scientifique, Denöel/Gonthier, Paris, 1979, p. 123.